XII
BIENVENUE

Lewis Roxby, le roi de Cornouailles, choisit avec grand soin le moment propice pour se lever. Le souper avait été splendide, même selon la norme de Roxby dont on disait que son cuisinier était le meilleur du comté. On allait en parler pendant longtemps. Il n’y avait pas foule – vingt convives en tout – mais il se dit qu’il avait de quoi être fier. On avait sorti la plus belle argenterie, les bougies avaient été changées pendant tout le repas ; pas de fumée, pas de dégoulinades de cire qui eussent nui à l’esthétique.

Ils s’étaient tous retrouvés dans l’église de Falmouth pour un événement comme nul ne l’eût cru possible, en y repensant. C’était comme une résurrection.

Balayant la table du regard, Roxby aperçut d’abord Bolitho, assis près de Nancy. Il se demandait comment tout s’était passé, comment tout s’était vraiment passé. Adam était installé au milieu de la tablée, impassible, ailleurs, aurait-on pu dire, et jouait distraitement avec son verre de madère. Il paraissait changé, peut-être à cause de la seconde épaulette qui brillait sur sa vareuse. Il avait obtenu le grade si convoité de capitaine de vaisseau, confirmé au moment même où Bolitho et Lady Catherine étaient arrivés, dans un tumulte indescriptible. La place, la grand-route, même le chemin qui menait à la demeure des Bolitho étaient noirs de monde, les gens se bousculaient en poussant des vivats.

Roxby aperçut également le lieutenant de vaisseau Jenour qui causait tranquillement avec ses parents. Les Jenour se montraient un peu timides, au milieu de tous ces invités, mais les mets délicieux et la succession ininterrompue des meilleurs crus avaient fini par les mettre à l’aise.

Félicité, la sœur de Bolitho, était là, elle aussi, de même que son fils, Miles, dont Roxby remarqua qu’il avait renversé du vin rouge sur sa chemise. Cela faisait comme une tache de sang.

Il y avait également, accompagné de son épouse, un de ses collègues magistrats, Sir James Hallyburton, gros propriétaire terrien dont la fortune venait immédiatement après la sienne. Et le major général de Plymouth, plus quelques autres, relations d’affaires plutôt qu’amis véritables.

Roxby s’éclaircit la voix.

— Mesdames, messieurs, mes amis, je suis heureux d’accueillir ici un homme qui nous est très cher à bien des titres.

Il surprit Bolitho qui regardait à l’autre bout de la table, pas lui, non, mais celle qui était assise à sa droite. Lorsque Bolitho avait fait son entrée avec elle dans le salon où avait débuté la réception et dont on avait laissé les hautes fenêtres grandes ouvertes en dépit de l’automne tout proche, on avait entendu des murmures de surprise. Vêtue d’une robe longue vert émeraude, les cheveux relevés pour dégager les boucles d’oreilles, cadeau de Bolitho, elle avait un maintien qu’on n’eût pas attendu au sortir d’une épreuve pareille. Le cou et les épaules nus, la peau bronzée d’avoir séjourné si longtemps sous un soleil brûlant, elle avait l’air d’une Sud-Américaine. Aussi sa beauté paraissait-elle plus exotique, moins conventionnelle. Roxby lui jeta un coup d’œil et aperçut une trace de brûlure sur son épaule, comme si elle avait été marquée au fer rouge. Elle croisa son regard. Il ajouta tranquillement :

— Et nous vous souhaitons la bienvenue, lady Catherine, nous rendons grâce à Dieu de vous avoir sauvée. J’ai pensé que cette petite réunion intime vous conviendrait davantage qu’une grande réception, après le voyage éprouvant que vous avez dû endurer pour arriver d’abord à Portsmouth et enfin, chez nous !

Elle pencha la tête, ses pommettes saillantes luisaient doucement à la lueur des candélabres, et c’est d’une voix étudiée qu’elle répondit :

— Nous sommes très sensibles à toutes vos bontés.

Puis elle s’abandonna à ses pensées, tandis que Roxby débitait le reste de son discours qu’il avait soigneusement préparé.

Elle n’arrivait pas à croire que tout était fini, que ces péripéties étaient désormais derrière eux. Quelques incidents se rappelaient encore à elle et parfois la pensée de certains lui faisaient peur. Son souvenir le plus vif était peut-être celui du moment où ils avaient vu la Larne arriver, louvoyant au milieu d’une couronne de récifs.

Et ce pauvre Tyacke, qui faisait son possible pour l’accueillir comme il convient, ses marins qui criaient de joie pendant qu’on les hissait du canot, cette embarcation qui avait été à la fois leur salut et leur prison, dans laquelle des hommes étaient morts et d’autres s’étaient accrochés à l’idée que Bolitho, d’une manière ou d’une autre, les sauverait, même si tout laissait présager le contraire.

Puis, soudain prise d’un épuisement sans fond, elle avait vu ses défenses céder à cause du cadeau que lui avait fait Tyacke : une robe, toute froissée d’être restée dans un coffre. Elle savait maintenant qu’il la conservait toujours avec lui depuis que celle qu’il voulait faire sienne l’avait rejeté.

Tout timide, il lui avait dit très bas :

— Vous êtes un peu plus grande qu’elle, milady, mais…

Elle l’avait serré dans ses bras et lui avait murmuré :

— Elle m’ira parfaitement. James Tyacke. Et je serai très fière de la porter.

Ainsi fut fait. Cette robe portugaise qu’il avait achetée pour une autre l’avait habillée, protégée de ses brûlures et de ses plaies pendant toute la traversée jusqu’à Freetown. Arrivés là, ils avaient trouvé une frégate qui s’apprêtait à lever l’ancre pour l’Angleterre.

Et tant d’autres souvenirs encore. Bolitho, son homme, serrant la main des officiers de la Larne, avant de s’entretenir en tête à tête avec le commandant, ce diable à demi-figure. Encore ces vivats de l’équipage lorsqu’ils avaient embarqué à bord de la frégate, puis, bien des semaines après, à l’arrivée à Portsmouth, poussés par une tempête de suroît. Les remparts de l’antique batterie qui protégeait le port, luisants comme de l’argent sous un grain soudain, tandis que la frégate courait jusqu’au mouillage. Ensuite, les voitures de poste au milieu de foules enthousiastes, jusqu’à Londres. Bolitho y avait rencontré l’amiral Godschale, la nouvelle de leur arrivée les avait précédés grâce aux relais du télégraphe qui assuraient la transmission des messages depuis Portsmouth.

Ils avaient fait halte dans leur petite maison au bord du fleuve, à Chelsea. Là, elle avait abandonné la robe que lui avait offerte Tyacke et revêtu ses propres vêtements. Sophie, en prenant la robe qu’elle venait d’ôter, lui avait demandé :

— Que dois-je en faire, milady ?

— Prenez-en grand soin. Un jour, je la lui rendrai et je lui revaudrai sa gentillesse.

Sophie l’avait regardée sans trop comprendre.

— Si j’excepte Richard, c’est le seul homme qui m’ait jamais fait verser des larmes.

Catherine tourna les yeux vers la table et vit que Richard la regardait. Elle prit l’alliance qu’elle portait au doigt, rubis et diamants étincelant à la lumière des chandeliers, comme pour envoyer un message à lui seul destiné. En réponse, elle le vit poser la main sur sa chemise, à l’endroit où il conservait son médaillon, comme pendant toutes ces nuits et tous ces jours interminables passés dans le canot non ponté.

Elle l’avait accompagné à l’Amirauté, mais seulement parce qu’il avait insisté. « Nous ne faisons qu’un, Kate, j’en ai vraiment assez de faire semblant ! »

Godschale avait eu l’air sincèrement heureux de la voir et il avait certainement remarqué son alliance, car elle considérait que Richard l’avait épousée dans la petite église de Zennor. Puis, tandis que Bolitho allait s’entretenir de sujets et d’autres, elle avait repris les grandes coursives de l’Amirauté pour regagner la voiture qui l’attendait au bas des marches.

Elle se rendit compte que la seconde sœur de Richard, Félicité, lui jetait des regards hostiles. C’était son ennemie, et elle le serait à jamais.

Elle se replongea dans ses souvenirs, Richard, lorsqu’il s’adressait aux hommes dans le canot, dissimulant sa déception lorsqu’ils avaient aperçu la terre, pour se rendre compte ensuite qu’il s’agissait de cette île inhospitalière et déserte. Elle revoyait son visage alors, trait pour trait, lorsqu’il leur avait redonné de l’espoir en leur faisant briller l’existence d’une autre île, d’eau, la possibilité du salut. Non, elle n’oublierait jamais.

Elle se tourna alors vers Adam et le trouva pensif. Elle se demandait s’il avait vu Zénoria, car elle était partie dans le Hampshire avec les deux sœurs de Keen pour aller rejoindre son mari.

C’était étrange, les gens paraissaient tellement changés… même la maison, où ils avaient été reçus avec enthousiasme par Ferguson et les autres. On avait versé beaucoup de larmes. Richard, au contraire, ne paraissait guère atteint ; il était habitué à prendre la mer pour des durées bien plus longues. Pourtant, ses retrouvailles avec Adam avaient été très émouvantes et c’est seulement lorsqu’elle avait embrassé le jeune homme qu’elle avait discerné un désespoir tranquille dans ses yeux. Vulnérable. Comme Tyacke, qui ne retrouverait jamais ce qu’il avait perdu. Elle se détourna quand Adam la regarda à son tour. Mieux valait sans doute ne pas trop s’appesantir là-dessus.

Roxby mit un terme à ses réflexions et considéra toute la tablée. Il avait le front luisant, effet de l’exaltation et du porto.

— Mon seul regret est que le capitaine de vaisseau Valentine Keen et sa ravissante jeune épouse ne soient pas des nôtres ce soir. Je parie qu’il y aura eu quelques larmes lors de leurs retrouvailles, car on aurait pu croire que tout se liguait contre eux.

Catherine vit qu’Adam serrait convulsivement le poing. Roxby poursuivit :

— Mais un marin doit avoir quelqu’un qui l’attend lorsqu’il rentre après avoir servi le roi.

Il jeta un regard plein de tendresse à ses deux enfants, James et Helen. Cette dernière venait tout juste d’épouser un jeune avocat fort prospère ; pas de risque de séparation de ce côté-là, songea-t-il.

— J’espère donc que notre valeureux commandant Keen connaîtra bientôt la joie – il fit un clin d’œil à sa femme : de fonder une famille, cette aventure exaltante !

Cette dernière tirade souleva des rires et quelques convives se mirent à taper sur la table. Catherine savait que Richard la regardait toujours. Sans doute se trompait-elle au sujet de Keen, c’était son imagination… Et il ne fallait pas que Richard le sût jamais.

Puis Roxby se fit plus solennel.

— Je vous demande de lever votre verre en l’honneur du plus éminent des fils de Falmouth, ainsi qu’à Lady Catherine, dont la beauté ne le dispute qu’au courage !

On porta le toast, puis tout le monde se détendit, tandis que les valets commençaient à servir des coupes de fruits.

Bolitho poussa un soupir. Il n’avait jamais eu grand appétit, même lorsqu’il était aspirant. Ce souvenir lui tira un sourire. Il arrivait même que l’ordinaire des jeunes messieurs se composât de rats engraissés par des miettes de biscuit de mer… Il regarda Catherine, il avait envie d’être près d’elle, de la toucher : cette distance entre eux et ces rires qui n’en finissaient pas lui rappelaient la nuit où ils s’étaient retrouvés, à Port-aux-Anglais, lorsque son perfide époux avait donné un souper du même genre. Il en gardait le souvenir d’une véritable torture, il avait bien pressenti tous les périls, mais sans en tenir le moindre compte.

Il se pinça un peu la taille. Après leur équipée dans ce canot, il était revenu amaigri, mais le plantureux dîner de Roxby, poisson, volailles, venaisons, sans compter une procession d’autres mets, allait rapidement y mettre bon ordre.

Il songeait aux nouvelles inouïes qu’il tenait de Godschale. Il lui avait demandé ce qu’il était advenu de Gossage, capitaine de pavillon de Herrick lors de cette malheureuse affaire du convoi.

Godschale, qui leur servait du vin, s’était interrompu et, pointant l’index :

— Le contre-amiral Gossage, s’il vous plaît. Et nous lui verserons une pension exceptionnelle lorsqu’il aura quitté définitivement la marine… Pour le moment, on lui a confié la tâche de rechercher des bois pour la construction navale. Dieu sait qu’il ne reste plus guère de forêts en Angleterre ni de bois propres à cet usage – puis, hochant la tête : Cela n’a guère de sens.

Bolitho se rappelait la conversation qu’il avait surprise entre le procureur et Sir Paul Sillitœ, lorsque Herrick passait en cour martiale. Faut-il que j’aie été assez naïf pour ne pas voir qu’il se laissait corrompre ? Ils avaient convaincu Gossage de fournir un témoignage propre à innocenter Herrick, sans parler des indemnités que l’Amirauté se verrait dispensée de verser.

Et il y avait eu encore d’autres nouvelles. Lorsque la perte du Pluvier Doré avait été connue, Godschale avait envoyé précipitamment quelqu’un d’autre au cap de Bonne-Espérance. Encore un autre personnage : le contre-amiral vicomte Ingestre, l’un des trois officiers généraux membres de la cour.

Godschale était d’humeur bénigne ce jour-là.

— Bon sang de bois, sir Richard, cela me fait plaisir de vous voir sain et sauf, ainsi que la ravissante créature qui vous accompagne. Réfléchissez, mon vieux, vous seriez arrivé un mois plus tard, vous auriez assisté au magnifique service donné en votre honneur à Londres !

Ainsi donc, la perte du Pluvier Doré avait tout bouleversé. Keen ne deviendrait pas commodore, et plus question de jouer le moindre rôle pendant la campagne du Portugal. Il avait raconté l’essentiel de ce qu’il avait appris à Catherine, dans la voiture qui les ramenait par les quais jusqu’à la paisible maison de Chelsea. Lorsqu’il plairait à Leurs Seigneuries, il retournerait à bord du Prince Noir, toujours mouillé à Portsmouth. Le dernier caprice de son vaisseau amiral semblait à peine croyable. Comment un bâtiment tout neuf, sans souvenirs, pouvait-il posséder l’espèce de volonté propre qu’avait son vieil Hypérion ? Une fois les réparations achevées, il avait quitté son mouillage avec un nouveau commandant alors que l’amiral restait à désigner. Il était aussitôt entré en collision avec un vieux deux-ponts utilisé comme ponton. Le deux-ponts avait chaviré puis coulé, son flanc dépassait encore de l’eau. Quant au Prince Noir, il était rentré se faire réparer. Son commandant allait se retrouver en cour martiale. Le destin. Le destin, à n’en pas douter.

Godschale l’avait regardé avec un petit sourire.

— Ce sera encore une fois les Antilles, sir Richard, si vous acceptez. Je ne vous blâmerai pas si vous refusez, après tout ce que vous venez d’endurer.

Bolitho connaissait assez l’amiral pour comprendre qu’il voulait lui signifier exactement l’inverse.

Catherine l’avait écouté en silence, le regard perdu dans le paysage, le fleuve et les barges, les chiens errants, les soldats avec leurs femmes près d’une taverne.

— Je n’essaierai pas de discuter, mon amour. Je sais qui tu es. Je t’ai vu mener ta vie et je l’ai partagée, ce qui n’est pas donné à tout le monde – puis, le regardant avec fierté : Je t’aime tellement…

Bolitho leva la tête alors que Nancy lui murmurait quelque chose à l’oreille et entendit sa sœur Félicité déclarer :

— Se retrouver seule femme à bord d’un bateau au milieu de tous ces hommes, lady Catherine. Cela a dû vous poser un certain nombre de… problèmes ?

Catherine se tourna vers elle, le regard fulgurant.

— Nous ne servions pas le thé tous les jours, madame Vincent, et l’intimité à laquelle nous avions droit était des plus réduites. Mais nous avions d’autres distractions.

— D’aucuns vantent votre grande beauté, lady Catherine. J’aurais cru…

Tout le monde s’était tu et Roxby s’apprêtait à intervenir, mais Catherine posa la main sur son bras. Elle répondit :

— Je pense que chacun sait ici ce que vous auriez cru, madame Vincent – elle vit Miles pouffer en silence : Si ce n’étaient le respect que je dois à nos hôtes et l’amour que je porte au plus courageux, au plus généreux des hommes, je ne tiendrais pas ainsi ma langue. Mais laissez-moi vous dire que, si cela devait se reproduire, je pourrais me montrer beaucoup moins agréable.

Félicité se leva, un valet de pied se hâta pour retirer sa chaise.

— J’ai la migraine. Miles, donne-moi la main.

Nancy lâcha, excédée :

— Elle me dégoûte, elle me fait honte !

Mais Bolitho ne regardait que celle qui venait de déclarer son amour pour lui, ouvertement, sans hésitation.

Roxby rompit le silence :

— Je crois qu’un peu de porto serait le bienvenu, non ?

Il fit un signe de tête à sa femme en poussant un gros soupir de soulagement.

— Je vous remercie, Lady Catherine. Je n’aurais pas voulu qu’elle gâche cet instant.

Elle posa sa main gantée sur la sienne.

— Gâcher ?

Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire, de ce rire en cascade qui lui était coutumier.

— Lorsque l’on a dû partager l’océan avec des requins assoiffés de sang, la plus amère des femmes ne vous paraît pas si mauvaise !

Un peu plus tard, alors que le jeune Mathieu les reconduisait en voiture dans les chemins étroits, au milieu des champs éclairés par une lune qui brillait de tout son éclat, Catherine ouvrit toutes grandes les fenêtres, faisant ainsi luire comme de l’argent ses épaules nues.

— Je n’aurais jamais cru revoir ce pays, ni sentir cette odeur puissante de terre.

— Je suis désolé, ma sœur…

Elle se tourna pour poser ses doigts sur ses lèvres.

— Ne pense qu’à ce que nous avons réussi ensemble. Même lorsque nous sommes séparés, et nous allons l’être de nouveau, je suis avec toi, comme je ne l’ai jamais été. Désormais, ton bâtiment et tes hommes sont comme une part de moi-même.

Elle lui demanda tendrement :

— Comment va ton œil ?

Bolitho regarda la lune. Il la voyait entourée d’un halo brumeux.

— Beaucoup mieux.

Elle se laissa aller contre lui. Il sentait son parfum, son corps.

— Je n’en suis pas si sûre. Je vais écrire à ce médecin.

Elle le prit dans ses bras et poussa un soupir lorsque, se penchant, il déposa un baiser sur son épaule.

— En attendant, aime-moi. Cela fait si longtemps. Trop longtemps…

Mathieu, qui somnolait à moitié sur son siège, car les chevaux connaissaient le chemin aussi bien que leur écurie, sursauta en les entendant parler. Ce furent ensuite des éclats de rire suivis d’un silence. Cela fait bien plaisir de les voir revenir, se dit-il. Tout le monde était là.

Allday lui avait raconté comment, après s’être jeté contre Sir Richard, elle avait fait face aux mutins, sans montrer la moindre crainte, et que c’était cela qui les avait sauvés.

Mathieu esquissa un sourire ; il savait bien, à voir comme Allday avait un peu rougi, qu’il en rajoutait un peu.

Avec une femme comme celle-là, Sir Richard pourrait conquérir la terre entière.

 

Bodmin, capitale de la Cornouailles, regorge d’auberges et de relais de poste. On y trouve aussi de modestes pensions pour les voyageurs qui s’acheminent en nombre vers l’est jusqu’à Exeter, voire jusqu’à Londres, ou encore au nord, vers Barnstaple puis les ports importants de la côte ouest, en direction de Falmouth et de Penzance. C’était alors une ville ancienne, bâtie à la bordure des marais. Elle avait longtemps été un repaire de brigands et de voleurs de grand chemin. On pouvait en voir pourrir aux carrefours, en guise d’avertissement pour leurs confrères.

L’arrière-salle de l’auberge du Royal George, basse de plafond, était assez agréable, et peu différente de ce que l’on trouvait dans les autres auberges de l’endroit où les voyageurs commandaient un pot de bière ou quelque chose de plus fort pour rincer le bon fromage et les excellentes viandes froides que l’on servait pendant que l’on changeait les chevaux pour la dernière étape avant Portsmouth.

Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho refusa l’aide d’un valet qui se proposait de prendre sa coiffure et son manteau. Il trouva un siège à haut dossier, loin du feu, sans ôter ses vêtements de voyage qui le protégeaient en quelque sorte de la curiosité publique. De toute manière, il ne faisait pas particulièrement chaud, ni en voiture malgré la chaleur dégagée par les autres passagers, ni à présent dans la salle où brûlait une flambée. Il avait quitté Falmouth aux aurores par la première diligence, le col remonté et son manteau de mer bien fermé pour cacher ses insignes de grade. Ses compagnons étaient des civils, des marchands pour la plupart. Ceux qui avaient réussi à se tenir éveillés pendant le voyage avaient discuté des nouvelles perspectives que leur ouvrait l’extension du conflit de commercer avec le Portugal d’abord, puis avec l’Espagne. L’un d’eux avait remarqué la coiffure d’Adam, qu’il avait tenté de dissimuler plus ou moins maladroitement sous son manteau.

— Vous êtes commandant, n’est-ce pas, monsieur ? Et si jeune en plus !

Adam avait répondu sobrement :

— Capitaine de vaisseau.

Il n’avait pas eu l’intention d’être désagréable ni de blesser, mais cette sorte de gens le rendaient malade. Pour eux, guerre rimait avec pertes et profits, certainement pas avec os brisés et rugissement de canons.

L’homme avait insisté :

— Quand tout cela prendra-t-il fin ? C’est à croire que personne n’est capable de mettre à genoux ce Bonaparte.

— Monsieur, nous faisons de notre mieux, lui avait répondu Adam. Mais si l’on consacrait davantage d’or à construire des vaisseaux, et moins à remplir la panse des marchands de la Cité, nous en aurions plus vite fini.

Du coup, l’homme ne l’avait plus importuné.

Il n’était pas paru dans la salle et Adam en avait conclu, rasséréné, que Bodmin marquait le terme de son voyage.

L’une des servantes était venue et lui avait fait une petite révérence.

— Un petit quelque chose pour le commandant ?

Elle était jeune et appétissante, il se dit qu’elle n’était pas insensible aux hôtes de passage lorsqu’ils avaient l’air un peu gourmands.

— Ma fille, as-tu du cognac ?

Elle répondit dans un gloussement :

— Bien sûrement que non, m’sieur – mais pour vous, ce sera oui.

Elle le quitta précipitamment et revint bientôt avec un grand verre agrémenté d’un assortiment de fromages frais.

— Ça arrive droit de la ferme, m’sieur – et, l’examinant avec une certaine curiosité – ’z’êtes peut-être commandant d’un bâtiment d’guerre, m’sieur ?

Il se tourna vers elle, le cognac lui réchauffait la langue.

— Exact, l’Anémone, une frégate.

Ce cognac était vraiment excellent, du cognac de contrebande sans aucun doute.

Elle lui répondit avec un grand sourire :

— C’est un honneur de vous servir, m’sieur.

Adam hocha la tête. Après tout, pourquoi pas ? Rien ne le pressait d’arriver si tôt à Plymouth comme il l’avait affirmé. Et son second serait tout content d’assurer plus longtemps l’intérim en son absence. La prochaine diligence en partance ferait l’affaire. Le voyant réfléchir ainsi, elle devina ce qu’il échafaudait et reprit :

— Bon, eh bien, si vous repassez un jour par ici… – elle lui prit son verre pour le remplir : Je m’appelle Sarah.

Elle posa le verre près de lui et s’enfuit en voyant arriver le tenancier tout rouge qui lui cria d’aller s’occuper des autres voyageurs. Changer les chevaux ne prenait pas très longtemps, il n’en fallait guère plus au garde et au cocher pour avaler quelques pintes de bière ou de cidre. Le temps, c’est de l’argent.

Adam s’affala dans son fauteuil et se laissa noyer dans le brouhaha. Ce souper… la vive algarade entre Lady Catherine et tante Félicité qui ne l’accepterait jamais comme son neveu. Son oncle… Il s’interrompit soudain dans ses pensées. C’était comme s’il avait retrouvé un frère, après avoir tant craint de le perdre.

Il était content de retourner à Plymouth pour y recevoir ses ordres : des plis à porter à l’Escadre de la Manche, des croisières dans le golfe de Gascogne pour jauger les intentions de l’ennemi. N’importe quoi, pourvu que cela l’occupât et lui remplît suffisamment la tête pour ne plus penser à Zénoria. Mais il se disait au même moment qu’il ne pourrait pas l’oublier, et encore moins cette nuit où ils avaient fait l’amour, ce corps svelte entre ses bras, sa bouche brûlante pressée sur la sienne. Il avait connu plusieurs femmes, mais jamais encore une femme comme elle. Elle avait oublié avec lui toute crainte, elle lui avait rendu sa passion comme s’ils étaient tous deux purs et innocents, malgré les épreuves qu’elle avait endurées.

Il jeta un regard à son verre. Vide, et il s’en était à peine rendu compte. Lorsqu’il le regarda une seconde fois, il était plein. Il allait peut-être réussir à dormir le restant du voyage et pria le Ciel de lui épargner tous ces tourments.

À présent, elle avait retrouvé son mari, elle s’offrait à lui, par devoir, en se sentant coupable, mais non sans amour. Les imaginer ensemble le rendait fou de jalousie. Keen qui la touchait, qui parvenait à vaincre sa timidité, qui possédait ce qui lui revenait de droit.

Haïr Valentine lui était impossible. De fait, il avait toujours ressenti une grande affection pour lui, il savait que Keen éprouvait pour son oncle les mêmes sentiments profonds que lui. C’était un homme courageux et loyal, un homme honnête dont n’importe quelle femme serait fière d’être amoureuse. Mais pas Zénoria. Adam savoura son cognac un peu plus lentement. Il devait rester doublement prudent, en actes comme en paroles. Même si ce n’était pas encore le cas, Keen pourrait bien devenir un rival, un ennemi.

Je n’ai aucun droit à faire cela. Il ne s’agit pas seulement d’honneur, mais aussi du renom de ma famille.

Les chevaux s’ébrouaient dans la cour, il entendit des voix. On annonçait l’arrivée de la diligence suivante. C’était sans doute celle qui était partie de Falmouth à la même heure, mais elle passait par Truro et des villages alentour. Le visage du tenancier s’éclaira d’un large sourire.

— Bonjour, messieurs. Et qu’est-ce que je vous sers ?

La servante, Sarah, était arrivée elle aussi et scrutait les visages des arrivants.

Adam ne fit plus attention à eux. Que se passerait-il s’il revoyait Zénoria ? Et s’il faisait le nécessaire pour l’éviter, cela ne servirait-il pas à attiser les soupçons ? Comment se comporterait-elle ? Se tairait-elle, avouerait-elle tout à son mari ? C’était peu probable et cela valait mieux pour tout le monde.

Il décida de sortir prendre l’air pour remettre de l’ordre dans ses pensées en attendant le départ. Il allait attraper son chapeau lorsqu’il se figea, avant entendu quelqu’un mentionner le nom de Bolitho.

Deux hommes se tenaient près de la cheminée. À voir son habit, le premier était un fermier – grosses bottes et lourds gants d’équitation. L’autre était un gaillard assez replet, fort bien habillé, sans doute un marchand qui se rendait à Exeter. Ce dernier disait à son compagnon :

— J’ai eu un tel choc, c’était alors que je me trouvais à Falmouth – et je me félicite de ne pas avoir manqué l’événement. Le retour de Sir Richard Bolitho a mis la ville en ébullition. Je n’aurais jamais cru qu’un homme pouvait susciter autant d’affection.

— J’y étais également, je me rends souvent là-bas pour le marché. Un marché intéressant dans certains cas, et aussi bon que les autres pour le reste – il remua son pot et ajouta : La famille Bolitho est très célèbre dans le coin – ou je devrais peut-être dire qu’elle jouit d’une grande notoriété ?

— C’est à ce point ? J’ai lu quelque chose au sujet de leurs exploits dans la Gazette, mais rien…

Son compagnon éclata d’un gros rire.

— Ce qui vaut pour les uns ne vaut pas forcément pour les autres, voilà ce que j’en dis !

Leur voiture avait dû s’arrêter devant d’autres auberges plus longtemps qu’au Royal George. Le dernier à s’être exprimé parlait très fort et se voulait insultant. Il poursuivit, comme s’il s’adressait à tous ceux qui étaient là :

— Ça couche avec la femme d’un autre, on raconte même des histoires de viol et pis encore. Bon, cher ami, vous savez ce qu’on dit à propos du viol… en général, faut être deux !

Adam sentait le sang lui monter à la tête, la voix de cet homme lui perçait le crâne comme un couteau brûlant. Mais de qui parlait-il ? de Catherine ? de Zénoria ? Ou bien faisait-il allusion au père d’Adam, à sa mère qui avait vécu comme une putain pour élever le fils dont Hugh Bolitho ignorait l’existence et ne l’avait apprise que trop tard ?

Il se leva et la fille lui demanda :

— Ça s’rait-y qu’vous partez, m’sieur ?

— Sur-le-champ… euh, Sarah…

Elle le regardait, sans comprendre exactement ce qui se passait. Il reprit :

— Un pot à bière, je te prie. Et un grand.

Elle le lui apporta, médusée. Adam sortit de la pénombre et s’approcha du passe-plat qui s’ouvrait sur la cuisine. Un visage apparut :

— M’sieur ?

— Remplissez-moi ça avec le liquide le plus infect que vous ayez sous la main – il lui montra une bassine dans laquelle une fille vidait des pots de chambre. Tiens, voilà qui fera parfaitement l’affaire.

L’homme le regardait, les yeux écarquillés.

— J’y comprends rien, m’sieur…

Il n’hésita pas longtemps en voyant l’expression d’Adam et se hâta d’aller chercher la bassine. Adam reprit son pot et s’approcha de la cheminée.

Le tenancier, occupé à essuyer un pichet, cria :

— La Flèche de Plymouth est prête à embarquer, messieurs !

Mais personne ne bougea car Adam prenait la parole :

— Je crois comprendre que vous parliez de la famille Bolitho, les Bolitho de Falmouth.

Il avait parlé très calmement, lentement, mais pourtant cette déclaration fit l’effet du tonnerre au milieu de ce grand silence.

— Et alors, même si c’est le cas ? répondit l’homme en faisant volte-face. Ah, je vois, vous êtes l’un de ces messieurs de la marine – j’imagine que les gens de votre corporation ne partagent pas mon avis !

— Sir Richard Bolitho est un officier exceptionnel, lui dit Adam, un gentilhomme au sens le plus noble du terme, ce que vous ne pourrez évidemment jamais comprendre.

L’individu commençait à faire profil bas.

— Maintenant, j’en ai assez !

Le tenancier cria :

— Je ne veux pas de bagarre chez moi, messieurs !

Adam, sans quitter l’autre des yeux, lui répondit :

— Mais non, pas ici. J’offre à boire à ce porc qui a la langue trop bien pendue.

L’homme n’y comprenait rien :

— A boire ?

— Oui, lui dit doucement Adam. C’est de la pisse, comme ce qui sort de votre clapet !

Il lui balança le liquide à la figure puis jeta le pot. Tandis que l’autre crachait et se secouait, il se débarrassa de son manteau et poursuivit :

— Permettez que je me présente. Je m’appelle Bolitho, capitaine de vaisseau Adam Bolitho.

L’autre était furieux.

— Je vous briserai les reins, allez au diable avec votre arrogance insupportable !

— Faudra-t-il que je vous insulte un peu plus ? fit Adam en le frappant au visage. Epées ou pistolets, monsieur ? À vous de choisir, et avant le départ de la prochaine diligence.

Le tenancier, affolé, dit au civil :

— Retire ce que tu as dit, Seth, le jeune commandant est réputé.

L’autre parut hésiter :

— Je ne savais pas, ce n’étaient que des paroles en l’air, voyez-vous…

— Elles ne vous coûteront jamais que votre existence misérable – et, se tournant vers l’aubergiste : Je vous demande pardon pour toute cette scène. Je vous dédommagerai.

On entendit soudain des murmures, Adam avait sorti un pistolet qu’il examinait en prenant tout son temps. Il savait qu’il l’aurait tué. C’était toujours la même chose – mensonges sur le compte de sa famille, tentatives répétées de salir leur honneur, et les menteurs se réfugiaient en plus dans l’anonymat et la lâcheté.

L’homme était presque en larmes.

— Je vous en prie, commandant, j’avais sans doute trop bu !

Sans s’occuper de lui, Adam se tourna vers un grand chandelier en laiton que l’on tenait allumé en permanence, afin que les fumeurs puissent y prendre du feu pour leur pipe.

Le fracas du coup souleva des cris de terreur dans la cuisine. La flamme était éteinte, mais la bougie était intacte. Avant de remettre le pistolet sous son manteau, Adam demanda tranquillement :

— Qui vous a raconté tout ça ?

Le garde de l’une des diligences se tenait dans la porte, une espingole dans les mains, mais il recula lui aussi en apercevant des épaulettes de capitaine de vaisseau.

Le dénommé Seth fit un signe de la tête.

— Un joyeux luron, commandant. J’aurais dû deviner qu’il mentait. Mais il m’a dit qu’il avait des liens avec votre famille.

Adam comprit immédiatement.

— Un certain Miles Vincent ? C’est cela ?

L’homme acquiesça de mauvais gré.

— C’était au marché.

— Parfait. Nous allons vérifier, n’est-ce pas ?

Il traversa la salle, s’arrêtant juste pour déposer quelques pièces dans la main de l’aubergiste :

— Pardonnez-moi.

Le tenancier compta la somme d’un seul coup d’œil, il y en avait pour cher. La balle était allée s’écraser dans le lambris. Il sourit. Il allait la laisser là où elle était et peut-être même faire poser une petite plaque au-dessus du trou pour distraire la clientèle.

Sarah attendait près de la voiture. Les voyageurs détournaient la tête, de peur de provoquer eux aussi quelque violence.

Adam prit une pièce d’or et dit à la fille :

— Vis ta vie, Sarah. Et ne te vends pas pour une misère.

Il glissa la pièce entre ses seins.

— Pour un endroit où on ne sert pas de cognac, tu sais fort bien comment faire pour échauffer les sens d’un homme !

La voiture était hors de vue depuis longtemps et l’on n’entendait plus le son de sa corne à l’approche du pont étroit et de la route de Liskeard lorsque les gens restés dans la salle osèrent rompre le silence. La fumée du coup de pistolet planait encore légèrement au ras du plafond. Seth commença à protester :

— Mais comment aurais-je pu savoir ?

Personne ne tenait à croiser son regard. Puis l’aubergiste se décida :

— Bon sang, Seth, tu as failli connaître ta dernière heure !

La jeune Sarah tira la pièce de son corset et la regarda fixement. Elle se souvenait de la douceur de ses doigts, l’aisance avec laquelle il s’était adressé à elle. Personne ne lui avait encore jamais parlé ainsi, et elle n’était pas près de l’oublier. Elle remit soigneusement la pièce à sa place et, lorsqu’elle releva la tête pour regarder la route déserte, ses yeux étaient remplis de larmes. Que Dieu vous garde, mon jeune commandant !

L’aubergiste qui était sorti dans la cour lui passa le bras autour des épaules.

— Tu sais, mon enfant, y a pas beaucoup de gens par ici qui se soucient de ce qu’ils risquent chaque fois qu’ils quittent le port – il la serra un peu plus fort : Et j’aimerais pas trop me mettre à dos ce jeune monsieur-là !

Installé à bord de la Flèche de Plymouth, Adam contemplait le paysage à travers les vitres salies par la poussière. Lorsqu’il jetait un coup d’œil à ses compagnons, c’était pour les trouver endormis ou faisant semblant de dormir. Mais lui-même n’arrivait pas à s’assoupir et il avait l’impression de voir le visage de Zénoria dans l’image que lui renvoyait la vitre. La fille aux longs cheveux, si beaux ; la fille aux yeux couleur de lune, comme disait son oncle.

Il s’était conduit stupidement au Royal George. Capitaine de vaisseau ou pas, sa carrière aurait été finie s’il avait tué l’autre en duel. Et cela aurait entraîné en outre la disgrâce de son oncle. Fallait-il qu’il en soit toujours ainsi ?

… Miles Vincent. Oui, c’était certainement lui. Peut-être avait-il agi à l’instigation de sa mère ? Non, Adam ne le pensait pas, la vraie raison n’était que trop évidente : la haine, la jalousie, le besoin de vengeance… Ses doigts se serrèrent sur son sabre et il vit un éclair de peur passer dans les yeux de son vis-à-vis.

Il songea soudain à son père. Un vieux maître-pilote qui avait connu Hugh lui avait raconté qu’il était violent et prenait facilement la mouche, disposé à provoquer n’importe qui lorsque l’envie lui en prenait. La vieille demeure de Falmouth était encore imprégnée de son souvenir, comme un lourd nuage d’orage. Je ne ferai pas la bêtise de suivre ses traces.

Pour la première fois de tout le voyage, le soleil se mit à briller d’une pâle lumière.

Il pensa à son Anémone, à sa fille du vent. Elle serait son seul et unique amour.

 

Bryan Ferguson était installé à la table de la cuisine, dans sa chaumière, et observait son ami resté debout près de la fenêtre. Il avait envie de sourire, mais savait que la chose était beaucoup trop grave pour se permettre de plaisanter.

Allday avait enfilé sa plus belle vareuse, celle à boutons dorés, que Bolitho lui avait donnée pour lui signifier qu’il était son maître d’hôtel personnel. Il avait complété sa tenue par un pantalon de nankin et des chaussures à boucle, ce qui, pour un marin, est l’image même du terrien bien mis. Mais il paraissait inquiet et le souci creusait des rides dans son visage tanné par le soleil.

— Encore heureux que j’aye pas perdu ça à bord de ce foutu Pluvier Doré – il tenta un sourire : J’aurais dû voir qu’y avait queq’chose qui clochait sur cette saleté de baille !

— Écoute, John, lui conseilla Ferguson, va donc voir cette dame. Si tu l’fais pas, y en a d’autres qui s’en chargeront. Si elle arrive à remettre La Tête de Cerf en état, ça sera un gibier de choix.

— Et qu’est-ce que j’ai donc à lui offrir ? répliqua Allday, fort abattu. Qui veut d’un marin ? À mon avis, elle en a eu son content après avoir perdu son homme avec l’Hypérion.

Ferguson n’avait rien à répondre à ça. Ou c’était du vent, ou bien c’était du sérieux. Quoiqu’il en fût, il était en tout cas rudement content de revoir Allday. Il ne revenait toujours pas de l’attitude de Grâce, qui n’avait jamais perdu espoir. Elle avait toujours cru dur comme fer qu’ils allaient s’en tirer.

Mais Allday poursuivait son discours tout seul :

— Je n’ai pas d’argent, juste un peu que j’ai mis de côté, mais pas assez pour subvenir à ses besoins…

Ozzard passa la tête :

— Tu ferais mieux de te décider. Le jeune Mathieu est venu avec la voiture, il peut t’emmener jusqu’à Fallowfield.

Allday vérifia une dernière fois sa tenue dans la glace accrochée au mur de la cuisine et grommela :

— Je ne sais pas, j’ai peur de me rendre ridicule.

Ferguson, quant à lui, avait arrêté sa position :

— Je m’en vais te dire une bonne chose, John. Lorsqu’on a annoncé que, Sir Richard et toi, vous aviez disparu, je suis allé faire un tour à La Tête de Cerf.

— Pour l’amour du Ciel, s’exclama Allday, j’espère que tu ne lui as rien dit !

— Non, juste avalé une lampée de bière – il insista : Et de la fameuse, pour une aussi petite auberge.

Allday ne pouvait détacher ses yeux de lui.

— Alors, tu lui as dit ?

Ferguson hocha négativement la tête.

— Mais je l’ai vue. Et elle a fait des merveilles de cet endroit.

Allday attendit la suite, car il savait qu’il y avait une suite.

Ferguson poursuivit sans se presser :

— Je vais te dire autre chose. Elle a fait tout le chemin jusqu’à la ville afin d’assister au service funèbre – il sourit, visiblement soulagé : Tu sais bien, celui que tu as manqué !

Allday ramassa son chapeau.

— J’y vais.

Ferguson lui donna un coup de poing dans le bras.

— Que diable, John, on dirait que tu pars encaisser une bordée !

— Tiens, fit Ozzard, voilà Sa Seigneurie qui arrive.

Ferguson se précipita à la porte.

— Elle vient sûrement pour voir les livres. Ça vous remet du cœur au ventre de la savoir revenue.

Ozzard attendit que le majordome fût parti puis, discrètement, posa une sacoche en cuir sur la table.

— Voilà ta part. J’ai le sentiment que ça pourrait te servir.

Allday défit le cordon et découvrit, interloqué, ce qui se trouvait dans le sac.

Ozzard lui dit, l’air dédaigneux :

— Tu ne t’imagines tout de même pas que j’allais jeter du bon et bel or aux requins, non ? Des fois, tu sais, je me pose de sérieuses questions sur ton compte – et, se radoucissant : Du lest de plomb, ça fait exactement le même bruit quand ça tombe à l’eau, c’est en tout cas ce que je me suis dit sur le moment.

Allday était ému.

— S’il y a quelque chose que je peux faire pour toi un jour – mais tu le savions déjà, Tom ?

Ferguson revint, tout étonné.

— Lady Catherine n’était pas là.

Ozzard leva ses chétives épaules.

— Elle aura sans doute changé d’avis. Les femmes sont comme ça, tu sais bien.

Allday sortit, le soleil brillait faiblement. Il gagna la voiture qui était celle dont on usait habituellement pour aller chercher du vin ou du poisson au port. Le jeune Mathieu remarqua lui aussi qu’Allday était fort élégant, mais, tout comme Ferguson avant lui, jugea qu’il était plus prudent de ne pas risquer la moindre plaisanterie.

Lorsqu’ils eurent atteint la petite auberge, près de la Helford qui coulait derrière les arbres, Mathieu dit :

— Je viendrai vous chercher plus tard.

Il le regardait avec chaleur, se souvenant de ce qu’ils avaient vu et fait ensemble, toute cette « autre vie » que Lady Catherine brûlait de connaître et qu’elle avait désormais partagée avec un courage exemplaire.

— Je ne vous avais encore jamais vu ainsi, John.

Allday descendit de voiture.

— Et j’espère bien que ça ne t’arrivera plus jamais.

Alors qu’il se dirigeait vers l’auberge, il entendit la voiture repartir – avant qu’Allday ait eu le temps de changer d’avis.

L’endroit respirait un air de fraîcheur, le mobilier tout simple était briqué et orné de fleurs. Un bon feu brûlait dans l’âtre. Il devina que la fraîcheur du soir devait tomber assez tôt lorsque l’on se trouvait comme ici tout près de la mer et du fleuve.

Il pencha la tête comme un vieux chien en humant l’arôme d’un pain qui sortait du four et l’odeur d’un plat qui mijotait dans une marmite.

C’est à ce moment qu’elle arriva. Elle passa une porte basse, mais s’arrêta net en le voyant. Elle essaya d’effacer d’une main une traînée de farine qu’elle avait sur la joue tout en rejetant de Vautre la mèche qui lui tombait sur les yeux.

— Oh, monsieur Allday ! J’ai cru que c’était l’homme qui vient me livrer les œufs ! Et vous me voyez dans cet état – je dois être horrible !

Il s’avança lentement, comme s’il marchait sur quelque chose de fragile, avant de poser son paquet sur une table de service.

— Je vous ai apporté un cadeau, madame Polin. J’espère que vous l’aimerez.

Elle défit lentement le paquet, il ne la quittait pas des yeux. Horrible. C’était la femme la plus adorable qu’il eût jamais rencontrée.

Sans lever les yeux, elle lui dit d’une voix timide :

— Je m’appelle Unis.

Puis, poussant un petit cri de surprise, elle dégagea la maquette sur laquelle Allday avait commencé à travailler avant de partir pour le cap de Bonne-Espérance. Il ne lui dit rien, mais elle savait bien qu’il s’agissait du vieil Hypérion.

— C’est vraiment pour moi ?

Elle le regardait, les yeux brillants, puis elle se pencha et prit sa grosse patte entre ses mains.

— Merci, John Allday – puis, avec un grand sourire : Bienvenue à la maison.

 

Par le fond
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html